Au Sénégal,

Séisme politique. C’est l’une des expressions qui a été utilisée le plus souvent ces dernières heures à propos de ce qui s’est passé au Sénégal à l’occasion de l’élection présidentielle. D’abord parce qu’en douze éditions présidentielles au suffrage universel, c’est la première fois qu’un candidat de l’opposition l’emporte dès le premier tour. Mais il y a aussi et peut-être surtout le parcours du futur président du Sénégal : Bassirou Diomaye Faye n’a été libéré de la prison de Dakar où il était enfermé depuis avril 2023 qu’il y a dix jours. Et si c’est bien son nom qui figurait sur la liste d’opposition, c’est pour une seule raison : l’inéligibilité de son charismatique mentor Ousmane Sonko, dont il n’est en réalité que le suppléant. Mais c’est bien lui que les électeurs sénégalais ont décidé de mettre à la tête de leur pays.

Iran Press/ Le Monde: "Bassirou Faye est un personnage assez discret, feutré et travailleur" explique l’écrivain sénégalais El Hadj Souleymane Gassama, qui est aussi chercheur à l’IRIS (Institut de Relations internationales et Stratégiques). "On lui prête des qualités de quelqu’un de très méthodique, qui n’est pas très extravagant, pas flamboyant comme Ousmane Sonko et à ce titre un peu plus en retrait, mais avec à son actif d’avoir tenu le parti quand Ousmane Sonko était en prison".

Longtemps dans l’ombre, mais, poursuit le chercheur "avec les qualités des gens qui sont dans l’ombre, c’est-à-dire des qualités d’efficacité, des qualités d’administrateur, de gestionnaire. Et donc ça va être un grand pas pour lui, parce que de cette ombre-là à la lumière, c’est un très grand défi pour lui. Mais voilà, il travaillera très certainement en tandem avec Ousmane Sonko, avec les cadres du parti ".

Plus qu’une opposition, une rupture avec le système

Fondé il y a dix ans par des jeunes cadres de l’administration publique sénégalaise, du secteur privé, des professions libérales, des milieux enseignants et des hommes d’affaires qui, pour la plupart, n’ont jamais fait de la politique, ce parti, le Pastef (Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) a été dissous l’an dernier mais il s’était singularisé depuis sa création par sa radicalité et son absence de collusion avec le pouvoir.

"Le positionnement politique du futur président est indissociable de tout ce qui constitue la doctrine du parti Pastef, avec la volonté de traquer les malversations financières, avec la volonté de rompre avec le système " analyse El Hadj Souleymane Gassama. "Donc c’est un antisystémisme qui est prouvé, avec aussi un élan panafricain certain, avec la volonté de sortir du franc CFA, la volonté de renégocier les pactes économiques, la volonté d’une souveraineté nette et affichée ".

De là à voir l’attitude du Sénégal changer radicalement vis-à-vis de ses partenaires traditionnels, il y a un pas que l’écrivain El Hadj Souleymane Gassama évite de franchir : "Peut-être de façon fine et subtile. On ne va pas dans des grandes largeurs de développement grossier, comme on peut le voir avec les gens au pouvoir au Mali ou au Burkina Faso, dont le parti Pastef s’est rapproché dans un premier temps et desquels il s’est éloigné très rapidement. Parce que ce que ça rapporte en popularité immédiate, ça peut le défaire en popularité sur le long terme. Donc Pastef est beaucoup plus habile justement dans son maniement de cette rhétorique souverainiste et anticoloniale", explique l'écrivain.

Et d'ajouter : "Il y a une base doctrinale sur les relations à réinventer avec la France, avec une symétrie, avec une indépendance, avec une souveraineté. En dix ans, le parti a bien sûr surfé sur cette vague dégagiste, avec parfois des logiques populistes très faciles. Mais on ne peut pas analyser ce qui se passe sans analyser le contexte parce que c’était une manière de gagner à la fois de l’épaisseur au niveau international, mais surtout dans cette dynamique panafricaine là, d’avoir des frères de la sous-région et puis de susciter cette énergie-là qui n’a jamais disparu au sein des Jeunesses africaines."

Pour El Hadj Souleymane Gassama, ce discours "tient de la rhétorique, de la doctrine, mais avec beaucoup plus de sensibilité, avec beaucoup plus d’habileté. Pour l’instant, qu’est-ce qui tient du jeu, de la conviction, de la posture ? Il faudra sans doute attendre pour pouvoir le délimiter assez clairement".

"Je voudrais dire à la communauté internationale, à nos partenaires bilatéraux et multilatéraux que le Sénégal tiendra toujours son rang, il restera le pays ami et l’allié sûr et fiable de tout partenaire qui s’engagera avec nous dans une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement productive"

Lors de sa toute première conférence de presse hier, le futur président sénégalais s’est en tout cas montré plutôt rassurant : "Je voudrais dire à la communauté internationale, à nos partenaires bilatéraux et multilatéraux que le Sénégal tiendra toujours son rang, il restera le pays ami et l’allié sûr et fiable de tout partenaire qui s’engagera avec nous dans une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement productive"

À priori, il n’est donc pas question de voir le Sénégal se jeter dans les bras d’autres puissances comme la Russie…

"On ne peut évidemment pas lire dans une boule, ni être devin" poursuit El Hadj Souleymane Gassama. "Mais moi j’ai envie d’être dans une logique moins catastrophiste. Pour avoir été témoin de ce qu’a été le discours de Macky Sall, le discours d’Abdoulaye Wade avec de fortes teneurs panafricaines, je constate qu’une fois au pouvoir, ils ont dû composer avec la réalité qui était sur le terrain. Je ne pense donc pas qu’il faille analyser la terminologie de tremblement de terre ou de séisme dans le côté de rupture avec les partenaires classiques, mais dans la nature même du scrutin qui convie un parti d’opposition à gagner au premier tour, c’est cela qui constitue le séisme", explique-t-il.

Pour l'écrivain, l'élection de Diomaye Faye ne devrait pas entrainer de rupture avec l'Occident : "En fait, ce n’est pas tellement ce qui est promis. Il y aura des changements, il y aura un réaménagement. Il y aura sans doute une re-discussion du pacte, mais je ne vois pas de rupture nette et définitive, comme on l’a vu au Mali, au Burkina, au Niger. Si jamais cela était amené à se produire, alors oui, on pourrait parler d’un changement de cap totalement définitif. Mais dans le programme du parti, il n’y a rien de tel pour l’instant. Donc il ne faut pas tomber dans une vision un peu affolée des choses. Le tremblement de terre est politique, il tient du scrutin, mais ne tient pas forcément du Sénégal qui se jetterait comme ça dans les bras d’autres partenaires comme la Russie par exemple. Je pense qu’il faut savoir être un peu plus mesuré sur cette question-là et attendre ce qui sera fait du pouvoir".

La victoire de la démocratie

En fin de compte, après avoir traversé une période incontestablement trouble, le Sénégal, et la démocratie sénégalaise, sont peut-être les grands vainqueurs de cette élection : "Incontestablement, la démocratie sénégalaise qui a été très amochée dernièrement et qui a été très rudoyée surtout par le pouvoir en place, sort grandie parce qu’en deux semaines, un scrutin a été organisé, qui n’a pas été contesté, qui a convié l’opposition au pouvoir au premier tour" conclut l’écrivain et chercheur à l’IRIS El Hadj Souleymane Gassama.

"Tout cela est parfaitement inédit. Donc les acquis qu’avait la démocratie sont renforcés. Ça, c’est une évidence", estime l'expert, avant de détailler : "Mais on le doit au concours de plusieurs forces à la fois. Les hommes politiques de l’opposition, qui ont été résilients, fort résistants ; on le doit aussi à la société civile qui a été vent debout contre toutes les tentations de rempiler de Macky Sall. Et on le doit aussi à une classe intellectuelle qui est montée au front universitaire et justement une bataille judiciaire qui a été intense. Donc en fait, ce sont tous les segments de la société sénégalaise qui se sont embrasés pour préserver cette démocratie, pour la nourrir, pour la solidifier. Donc il me semble qu’il n’est nullement usurpé de dire que la démocratie sénégalaise a tenu ce choc majeur. Et sans doute elle a accroché de nouveaux galons à son à son parcours et à sa solidification".

Rappelons que la campagne officielle pour l’élection présidentielle s’était ouverte le 9 mars sans que Diomaye Faye n’y prenne part. Il avait même a été empêché d’enregistrer ses messages de propagande pour la télévision publique. À 44 ans, avant même d’avoir prêté serment – ce sera le 3 avril prochain – Diomaye Faye est déjà entré dans l’histoire de son pays.

 

412